mardi 30 septembre 2014

Discours de la servitude volontaire de La Boétie


La Boétie fait partie de ces auteurs dont on connaît le nom mais que peu (voire très peu) ont lu. Tout cela sent le Lagarde et Michard (du XVIe siècle) oublié dans un fond de placard… Il s’avère pourtant intéressant de dépoussiérer un peu cet ouvrage qui relève plus des sciences politiques que de la littérature. Il s’agit d’une lecture exigeante qui ne peut trouver son sens qu’au travers de la découverte du contexte politique de l’époque. En effet, l’écrivain est contemporain des guerres de religion et du règne de Catherine de Médecis et de ses enfants. Alors, si j’ai aimé me plonger dans la Reine Margot dont les événements se déroulent 9 ans après la mort de La Boétie, j’ai trouvé tout à fait passionnant de me replonger dans l’histoire du siècle de la naissance des États modernes.
Mais qui est donc La Boétie ? 
Né le mardi 1er novembre 1530 à Sarlat, ville de Dordogne proche de Périgueux, il venait d’un milieu aisé. Son père, mort jeune, était lieutenant du Sénéchal du Périgord. Élève à l’intelligence exceptionnelle et contemporain du mouvement de la Renaissance, Étienne fut nourri aux auteurs de l’Antiquité. Formé à l’université d’Orléans (à l’époque la deuxième de France), il obtint le grade de licencié en 1553 puis acheta une charge de Conseiller au Parlement de Bordeaux où il prit ses fonctions en 1554. C’est là qu’il fit la connaissance de Montaigne. Les très belles pages consacrées à l’amitié dans les Essais naîtront de cette rencontre. La première ébauche du texte fut sans doute écrite lorsqu’il avait entre seize et dix-huit ans, puis remaniée ensuite. L’histoire de l’édition de l’ouvrage est complexe. Rédigé « à l’honneur de la liberté contre les tyrans » (Montaigne), il resta du vivant de son auteur à l’état de manuscrit avant de connaître de bien nombreuses aventures et de devenir un manifeste anti-monarchique prompt à renaître dans les périodes troubles de l’histoire de France.


Le texte en lui-même est très court, une quarantaine de pages et s’ouvre sur une citation d’Homère :

D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n’y voi :

Qu’un, sans plus, soit le maître et qu’un seul soit le roi. (…)
Ainsi se trouve posé le constat du malheur lié à la situation de l’homme asservi à un(des) autre(s) homme(s). La Boétie s’interroge alors sur ce qui pourrait expliquer cet état de fait et brosse un tableau de la nature humaine qui, par habitude, préfère rester sous le joug plutôt que d’être obligé de changer. Mieux vaut souffrir que prendre le risque de contredire.

Après s’être interrogé sur la nature humaine, La Boétie se questionne sur les causes de la servitude volontaire et son raisonnement va l’amener à traiter de la liberté.
Tout le mérite de ce texte, en dehors des questionnements individuels qu’il peut engendrer, est lié à la réflexion sur la chose publique. En effet, l’auteur renvoie les gouvernants, quels qu’ils soient, à leurs responsabilités. « Il affranchit le politique du théologique » comme on devrait aujourd’hui l’affranchir de l’économique afin de laisser la pensée et l’éthique reprendre la place qui devrait être la leur.

Extrait

« Disons donc ainsi, qu’à l’homme toutes choses lui sont comme naturelles, à quoi il se nourrit et accoutume ; mais cela seulement lui est naïf, à quoi la nature simple et non altérée l’appelle : ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est la coutume ; comme des plus braves courtauds, qui au commencement mordent le frein et puis s’en jouent, et là où naguère ruaient contre la selle, ils se parent maintenant dans les harnais et tout fiers se gorgiassent [se rengorgent] sous la barde [pièce de harnachement]. »

Catégorie essais
 Lecture commune avec Maggie, Claudia et Océane.


mercredi 24 septembre 2014

Shâb ou la nuit de Cécile Ladjali


Pour faire plus ample connaissance avec un auteur que l’on a pas vraiment apprécié lors d’une première lecture, rien de mieux qu’un texte autobiographique. C’est à la bibliothèque que je suis tombée sur ce texte de Cécile Ladjali dont je n’avais lu que le roman Ordalie. Livre mprunté mercredi, commencé dans la foulée. J’ai été littéralement happée par cette lecture qui s’ouvre et se ferme sur l’image du père

Ouverture
La dédicace d’Orhan Pamuk : …la mort de chaque homme commence avec celle de son père.
Avant la mort du père, tout commence avec la naissance de Cécile, enfant née à Lausanne, en Suisse, abandonnée par sa mère et confiée à une pouponnière. C’est là que ses parents adoptifs viendront la chercher en décembre 1971. Le récit déroule ensuite la vie de l’enfant jusqu’à l’arrivée d’une nouvelle petite fille, Violette, par une nuit d’orage de juin. A la délivrance qui clôt l’arrivée de ce deuxième enfant s’ajoute la délivrance d’avoir terminé ce livre.
 
Pourquoi ce récit m’a-t-il « happée » ?
1. J’ai aimé la construction de cette autobiographie en chapitres thématiques. Tout en respectant l’ordre chronologique, Cécile Ladjali nous propose trente-cinq variations qui vont du plus cru (je vous laisse découvrir Bûche de Noël et son vieil oncle libidineux…) à des considérations plus poétiques.
2. Parce que le poids qui secrets qui minent cette famille rendent le texte très intéressant. Je me suis posée (et me pose encore) de bien nombreuses questions sur les réactions des uns et des autres. Le « hors-texte », qui n’appartient sans doute qu’à la romancière, invite à la réflexion… D’ailleurs, l’une de mes questions tourne autour du genre sous lequel s’affiche le texte : roman. Or, il s’agit d’une autobiographie et l’écrivaine affiche son dédain envers l’autofiction, on ne peut donc que s’étonner du mot « roman » collé sous le titre de la première de couverture.
3. J’ai enfin aimé lire un texte qui présente la naissance d’une vocation littéraire et qui affiche un amour des textes qu’on ne peut que goûter lorsqu’on aime soi-même la littérature. Je vais d’ailleurs lire au plus vite le dernier opus de l’écrivaine consacré à l’amour de la littérature, et pourquoi pas relire le roman qui végète sur mes étagères.


Extrait
J'aimais l'eau et passais mes jours dans le ventre vert de la mer.
Une chose cependant me dérangeait considérablement lorsque je me baignais : que l'on voie mon nombril. Je le trouvais fort vilain, parce que protubérant. Il était mal fichu et ressortait un peu au lieu de former un trou comme tout nombril normal le faisait sur le ventre des gens normaux, en disparaissant. Ce petit bout de chair répugnant me donnait  l'impression de ne pas appartenir à mon corps, d'être sale. Alors à la plage, je prenais toujours soin de marcher avec une main, parfois les deux, plaquées sur le ventre, pour que l'on ne devine pas cet affreux bouton de peau brune et peut-être pire encore : l'origine d'une cicatrice honteuse.

lundi 22 septembre 2014

Notre cœur de Maupassant


Roman tardif de Maupassant, Notre cœur s’avère diffuser un véritable concentré du ressenti de Maupassant vis-à-vis de la société, et tout particulièrement vis-à-vis de la société mondaine. Ce milieu qu’il a longtemps convoité, après lui être apparu dans toute sa crudité, lui a servi à bâtir cet ouvrage, véritable charge contre un monde en voie d’effondrement.

Avant même de vous présenter l’intrigue, je dois avouer, de manière beaucoup plus directe que dans l’excellente préface signée Nadine Satiat de l’édition Garnier-Flammarion, que j’ai été fort surprise par le nom des deux personnages principaux. Ainsi, l’héroïne se nomme Mme de Burne (il fallait oser car comme le dit N. Satiat, Maupassant, pour sûr, devait connaître le sens du terme en argot…) et celui qui va bientôt tomber follement amoureux de la dame en question, lui, est affublé du nom de Mariolle. Les deux protagonistes sont donc ridiculisés dès l’ouverture du roman et le lecteur (qui lui aussi doit connaître le sens de ces deux mots à moins d’avoir été élevé au couvent) ne peut que s’interroger sur l’avenir de ces deux personnages. Mais revenons-en à l’intrigue du roman.
André Mariolle ne fréquente pas le milieu mondain jusqu’au jour où l’un de ses amis, Massival, un musicien, lui propose de le faire entrer dans le salon de Mme Michèle de Burne. Dans ce salon « On y fait d’excellente musique, on y cause aussi bien que dans les meilleures potinières du dernier siècle. » La salonnière, âgée de vingt-huit ans et divorcée, s’entoure d’hommes agréables. Veuve, elle ne souhaite surtout pas se remarier, échaudée par sa première expérience malheureuse de la vie conjugale avec un homme brutal. André Mariolle, célibataire de trente-huit ans, vit de ses rentes. Sans profession, ses revenus lui permettent tout de même de voyager et de s’offrir une collection de tableaux. Il a fait quelques tentatives en direction des arts mais n’a pas des capacités qui seraient susceptibles de faire de l’ombre à ses amis qui le trouvent « très sympathique de sa personne ». Très vite, cet homme qui pensait être à l’abri d’un amour tombe éperdument amoureux de Mme de Burne et le roman nous conte les intermittences du cœur qui vont secouer Mariolle.
J’ai été très agréablement surprise par ce roman de Maupassant. Peut-être parce qu’il y inverse les rôles. Dans Une Vie, c’est une femme qui connaît de multiples déconvenues et qui se trouve victime de l’homme qu’elle a épousé. Ici, la victime du jeu amoureux est un homme (la situation est en fait plus complexe mais je me garde bien de vous donner de trop nombreux détails sur l’intrigue). Mme de Burne, au cinéma, camperait avec brio un rôle de belle garce qui manipule son entourage, elle-même victime par ailleurs d’une froideur qui fait qu’on ne l’envie pas… Par ailleurs, le roman présente un système complexe de mise en abyme qui mériterait qu’on s’y arrête. Enfin, pour conclure, le portrait à charge de l’ambiance dans les salons s’avère encore tout à fait d’actualité. Tout ce petit monde qui fonctionne entre soi rappelle furieusement certains cercles qui sévissent aujourd’hui. Quant aux comportements des gens en groupe, face à d’autres, lorsqu’il faut « paraître », il s’avère intemporel… pratique de l’ironie à outrance, perfidies, tout ce qui fait que l’on désire parfois fuir les regroupements humains est ici fort bien décrit.

Un excellent roman de mon naturaliste préféré qui mérite d’être lu, à défaut d’être très connu. L’édition de Garnier-Flammarion présente l’ouvrage avec une interview, « Delphine de Vigan, pourquoi aimez-vous Notre cœur ? » et comme toujours, un bon dossier accompagne l’ensemble.
 
http://bruitdespages.blogspot.fr/2011/11/challenge-maupassant.html

Extrait (portrait du romancier Gaston de Lamarthe, habitué du salon de Mme de Burne)

L’apparition de chacun de ses romans soulevait par la société des agitations, des suppositions, des gaietés et des colères, car on croyait toujours y reconnaître des gens en vue à peine couverts d’un masque déchiré ; et son passage par les salons laissait un sillage d’inquiétudes. Il avait publié d’ailleurs un volume de souvenirs intimes où beaucoup d’hommes et de femmes de sa connaissance avaient été portraiturés, sans intentions nettement malveillantes, mais avec une exactitude et une sévérité telles qu’ils s’étaient sentis ulcérés. Quelqu’un l’avait surnommé : « Gare aux amis ».

http://leslecturesdeleo.blogspot.fr/p/mon-challenge.html


lundi 15 septembre 2014

Rentrée littéraire 2014 - Le roi disait que j’étais diable de Clara Dupont-Monod


Autant le dire tout de suite, si j’ai acheté ce livre, ce n’est pas parce qu’il faisait partie de la rentrée littéraire, ni parce que je suis particulièrement cette écrivaine, ni parce que j’en avais entendu parler. Certes, j’avais lu un article dans le Magazine littéraire du mois d’août qui lui était consacré, mais ce qui a véritablement emporté l’affaire, c’est le personnage principal de ce roman, à savoir Aliénor d’Aquitaine.

J’ai donc entamé cette lecture conquise d’avance… restait tout de même à me faire entrer dans ce Moyen Âge si mal connu et parfois difficile à faire vivre. L’écrivaine a justement évité les risques liés au roman historique en nous faisant entendre deux voix. La pensée d’Aliénor alterne avec celle de son mari, Louis VII. Le roman commence dans un temps difficile à cerner. La reine se remémore l’arrivée de son promis. Déjà, un fossé entre eux. Elle aime la colère, la guerre, les arts et ses terres. Son mari, lui, est un « homme de mots ».

Gisants d'Aliénor et d'Henri II

Extrait


« Le roi est mon mari. Ce n’est pas un homme de colère mais de mots. Il s’entretient à voix basse avec son abbé. Il récite souvent les textes sacrés, tout seul, en marchant. Il ne décide rien sans l’avis de ses vassaux. Louis rêve d’une vie monacale, de paroles et de respect. Tout ce que je fuis depuis l’enfance. Tout ce que je hais. Si je pouvais, je vivrais dans un palais immense peuplé de soldats et de poètes. L’épée, le livre : voilà les objets sacrés, disait mon grand-père. La première défend la terre, le second chante l’amour. Chez moi, dans le Sud, ni le sang ni la chair n’ont jamais effrayé personne. »


Le roman se divise en deux parties. La première s’étend du mariage d’Aliénor au départ du couple d’Antioche. La deuxième, contée par le seigneur de cette ville, Raymond de Poitiers, raconte la piteuse croisade de Louis VII et se clôt par le divorce du couple royal. Je ne pense pas dévoiler ici le roman puisque leur histoire est fort bien connue…

L’intérêt du livre ne tient donc pas dans les événements historiques que l’on peut trouver dans tous les livres d’Histoire mais dans le choix effectué par Clara Dupont-Monod. Tout en prenant de larges libertés avec la réalité historique, elle a choisi de s’arrêter sur la période la plus mal connue de la vie d’Aliénor. En effet, les quinze années qui précèdent son deuxième mariage avec Henri Plantagenêt sont celles de la maturation, mais aussi celles des zones blanches où l’imaginaire peut donc se déployer.

J’ai aimé imaginer me retrouver, durant le temps de cette lecture, dans l’esprit d’Alinéor. Plaisir de ressentir avec elle les impressions liées à la découverte du Paris médiéval, celles qui accompagnaient le voyage en Orient, et celles, moins louables, qui s’exhalaient de la contemplation d’une scène de guerre. L’alternance des points de vue, que je goûte particulièrement, permet de tenir le lecteur en haleine et j’avoue avoir tourné la dernière page avec un soupçon de nostalgie… et l’envie de partir en direction de Fontevrault.

http://delivrer-des-livres.fr/challenge-rentree-litteraire-2014/



mercredi 10 septembre 2014

Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar


En décembre 1948, Marguerite Yourcenar reçoit de Suisse une malle dans laquelle se trouvent d’anciens documents. Elle décide de faire le tri et commence à brûler de vieilles lettres familiales dont elle ne connaît même plus les destinataires. Le début de l’une de ces lettres – Mon cher Marc − l’arrête. Elle vient de se souvenir qu’il s’agit d’un ancien manuscrit, sa première ébauche de l’histoire d’Hadrien, commencée dès 1924 alors qu’elle n’avait que vingt ans. Dès cet instant, l’idée d’écrire ce roman l’obsède.
Pourtant, il est des livres que l’on ne doit pas oser avant d’avoir dépassé quarante ans, affirme-t-elle dans ses carnets de notes du roman. Les Mémoires fictives d’Hadrien naîtront donc après une longue gestation entrecoupée d’essais, d’arrêts, de reprises et de destructions de manuscrits considérés comme ratés. La naissance tant attendue doit beaucoup aux beaux-arts et aux bibliothèques. Marguerite Yourcenar s’est imprégnée du IIe siècle durant de longs matins à la Villa Adriana, elle a cherché ses mots dans la tête de l’Antinoüs Mondragone au Louvre et elle a dépassé le découragement devant la toile romaine de Canaletto au Musée de Hartford. 
Le roman s’ouvre donc par la formule retrouvée, Mon cher Marc, Marc pour Marc-Aurèle, le petit-fils d’Hadrien alors âgé de dix-sept ans. L’empereur, atteint d’hydropisie et mourant, a décidé de lui écrire une lettre qui vise au départ à l’informer des progrès de la maladie. Mais entré dans le monde des songes et immobilisé chez lui, l’empereur se saisit de ce délassement épistolaire pour laisser libre court à ses souvenirs. Il commence alors à former le projet de raconter sa vie.

Antinous (Musée du Louvre)

Les Mémoires d’Hadrien se déroulent alors en cinq chapitres. Animula vagula blandula prépare le lecteur à recevoir le discours qui va suivre. La lettre à Marc-Aurèle, grâce à son double destinataire, nous permet d’entrer très rapidement dans un récit qui semble s’adresser à nous.  Varius multiplex multiformis, période de « l’avant-règne » résume l’enfance et se clôt par la mort de Trajan, père adoptif d’Hadrien. Tellus stabilata se déroule sur trois années qui sont marquées par les séjours chez les Parthes. Hadrien, devenu empereur, au travers de ses actions, commence à imposer un ordre qui lui est propre. Saeculum aureum, le siècle d’or, correspond au temps de l’apothéose et à celui de la jouissance. Ici se place l’aventure avec Antinoüs, un jeune berger de Bethinie qui sera l’amant et le compagnon d’Hadrien (je n’en dis pas plus…). Disciplina Augusta, la discipline Auguste, est une « allégorie de la discipline militaire » (H. Levillain). Dans ce chapitre, Hadrien, vieillissant, prend les mesures censées assurer sa succession tout en luttant contre les désordres à venir. Il adopte Lucius, un ancien amant et prépare sa sortie. Enfin, patientia vise à préparer le lecteur à la fin de l’histoire. Hadrien se détache de la vie afin de se diriger vers le monde des morts.
Avant d’ouvrir les Mémoires d’Hadrien, je n’avais lu de Marguerite Yourcenar que les Nouvelles Orientales et L’œuvre au noir. Ce roman m’a donné envie de lire l’intégrale de cette brillante écrivaine à la plume érudite. La romancière nous immerge totalement dans le IIe siècle et réussit à nous faire entrer dans la pensée d’Hadrien. L’écriture est claire et limpide et la lecture glisse comme l’œil sur les courbes d’une statue antique. Voilà un plaisir de lecture rare, que l’on a même peine à partager car il développe de multiples arômes. La note de tête présente les effets propres au roman historique. Le lecteur se laisse emporter à Rome tout autant que chez ces peuples barbares qu’il entend chevaucher et guerroyer. Les fragrances qui suivent, multiples, se développent en fonction du lecteur… qui peut s’arrêter à l’histoire d’amour entre l’empereur et Antinoüs, ou méditer sur les sentences que nous propose Hadrien. Il se trouve face à l’un de ces livres inépuisables, que l’on veut lire, et surtout relire, qui toujours nous échappe, comme le temps compté d’Hadrien qui file vers la mort et tente de maîtriser l’inexorable. 

Extrait
« Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été les livres. A un moindre degré, des écoles. Celles d’Espagne s’étaient ressenties des loisirs de la province. L’école de Terentius Scaurus, à Rome, enseignait médiocrement les philosophes et les poètes, mais préparait assez bien aux vicissitudes de l’existence humaine : les magisters exerçaient sur les écoliers une tyrannie que je rougirais d’imposer aux hommes ; chacun, enfermé dans les limites de son savoir, méprisait ses collègues, qui tout aussi étroitement savaient autre chose. Ces pédants s’enrouaient en disputes de mots. (…) Et pourtant, j’ai aimé certains de mes maîtres, et ces rapports étrangement intimes et étrangement élusifs qui existent entre le professeur et l’élève, et les Sirènes chantant au fond d’une voix cassée qui pour la première fois vous révèle un chef-d’œuvre ou vous dévoile une idée neuve. Le plus grand séducteur après tout n’est pas Alcibiade, c’est Socrate. »

Ce billet fait suite à une lecture commune avec Maggie, Claudia, Océane, Praline et Alison.

lundi 8 septembre 2014

Les grands entretiens de Bernard Pivot - Marguerite Yourcenar

C'est à l'occasion de la sortie de La couronne et la lyre (un recueil de poèmes grecs traduits par la romancière) que Bernard Pivot s'est rendu aux États-Unis afin d'interviewer Marguerite Yourcenar. Dans l'introduction qui précède l'entretien, il avoue avoir préparé particulièrement sérieusement cette rencontre, impressionné qu'il était par le talent de l'écrivaine et par son "œuvre" déjà conséquente. Elle était exigeante face aux journalistes et capable de reprendre les approximations, il fallait donc être prêt...
Filmé par Nicolas Ribowski en 1979, l'entretien dure 1h11 et se déroule à l'intérieur de la maison de Marguerite Yourcenar dans le Maine, dans l'île des Monts-Déserts.
Si le film évoque l’œuvre, il est tout a fait intéressant de découvrir la face plus privée de l'écrivaine. Par exemple, son rapport à la politique. Alors qu'elle est souvent opposée aux écrivains dits "engagés", on la découvre capable d'aller manifester contre la guerre du Vietnam ou pour la protection de la nature en Alaska. Elle dit son mépris pour le "mensonge politique", elle qui a connu l'épisode de la Marche sur Rome des fascistes.
A 24 ans, Marguerite Yourcenar publie son premier roman, Alexis, qui évoque la vie d'un homosexuel (terme qu'elle n'emploie pas, car elle dit n'aimer point les "étiquettes"). En 1951, Mémoires d'Hadrien lui assure le succès. Elle dit avoir commencé le livre à 19 ans, sous une forme dialoguée, à la "Gobineau". Elle a jeté cette première ébauche. Ensuite, elle a envisagé un essai mais n'avait pas, selon elle, l'érudition nécessaire à ce genre de travail. Elle reprendra donc bien plus tard le travail sur ce roman - dont je vous parlerai ici mercredi -. Enfin, elle précise que le choix de cet empereur, en 1948, était particulièrement intéressant car celui-ci a tenté d'assurer un nouvel équilibre pacifique du monde...
Bien des sujets sont abordés au travers de l'évocation de ses livres. Bernard Pivot, en effet, a travaillé son sujet. Enthousiaste, il fait des liens entre les livres, relève des citations et amène l'écrivaine à se révéler en douceur. Elle parle ainsi de ses engagements (elle est végétarienne par exemple), de sa méfiance vis-à-vis des dogmes mais aussi de sa passion pour l'Autriche ou pour la littérature anglaise qu'elle présente comme étant sa "patrie".

Une interview passionnante dans laquelle on découvre une Marguerite Yourcenar plaisante, malicieuse, et visiblement heureuse d'évoquer sa vie et son œuvre. Ce DVD est un excellent moyen de partir à la découverte de cet édifice littéraire. On a envie de se précipiter sur chaque livre évoqué et on peine à quitter l'écrivaine. Heureusement, il reste ses livres... et je vous propose de flâner ici avec la grande dame des lettres durant la semaine.
M. Yourcenar pendant l'entretien avec B. Pivot
"J'ai réussi à dire beaucoup, j'aurais voulu pouvoir dire plus."

mardi 2 septembre 2014

La cause des livres de Mona Ozouf


Avertissement : 
Ce billet, écrit durant les vacances vous semblera un peu... décalé. Mais c'est ce qui fait son charme !  
Voilà en sept chapitres de quoi alimenter bien des rêveries littéraires…. Dans ce livre publié en 2011 par Gallimard, Mona Ozouf propose une compilation d’articles composés en quarante ans de collaboration avec le Nouvel Observateur. L’historienne spécialiste de la Révolution française est également connue pour ses critiques littéraires et pour son travail sur le roman (Les aveux du roman. Le XIXe siècle entre Ancien Régime et Révolution, 2001).
La masse d’articles pourrait être proposée seulement comme une flânerie, mais Mona Ozouf ne s’est pas contenté de cela. Le disparate s’organise et se déroule au travers de sept thèmes : « Une patrie littéraire », « Une liasse de lettres » où l’on trouvera des ouvrages épistolaires, « Voix d’ailleurs » avec une très belle compilation d’articles sur la littérature anglaise, « Portraits de femme », « Tableaux de la France et des Français », « Lumières, Révolution, République » où l’historienne reprend ses droits et « Parmi les historiens » où j’ai pris grand plaisir à lire une critique sur le très beau livre de Michelle Perrot, lu l’an dernier, Histoire de chambres. 
Autant dire que chaque lecteur peut y trouver son compte. En fonction des affinités, on passe plus ou moins de temps sur certains chapitres, ou sur certains articles, mais toujours on est intéressé. Je l’ai lu dans l’ordre, en savourant un ou plusieurs chapitres tous les jours. Je le retrouvais avec plaisir, me demandant en l’ouvrant vers quel écrivain et quelle œuvre elle allait me conduire. J’ai lu avec enthousiasme des groupes de chapitres thématiques comme ceux sur Henry James. Mes impressions de lectures variaient donc selon les articles, et c’est bien ce qui fait l’intérêt de cet ouvrage. L’ensemble forme véritablement une invitation à la lecture et à l’ouverture d’esprit. Chaque article dispense en même temps une réflexion sur l’acte de lire et sur l’importance de cet acte, le tout sans jamais être trop didactique. Tant d’intelligence ne peut que réjouir et la somme proposée ici a un côté rabelaisien qui ne peut que plaire à tout lecteur à tendance boulimique. En effet, on ne cesse de noter des ouvrages, de souligner des passages. On a envie de courir à la bibliothèque. On se dit qu’il est trop tard, que l’on ne pourra jamais lire tout ça. On se dit aussi qu’il nous reste tellement de merveilles à découvrir. On se dit que la lecture alliée à l’intelligence produit de beaux enfants. On fait sa valise pour les vacances avec plusieurs pavés, tout à coup pris par une frénésie livresque. 
Alors, dois-je le dire, j’ai fermé cet ouvrage avec un brin de nostalgie et je n’arrive pas à le ranger dans ma bibliothèque. Je crois qu’il passera les vacances sur ma table de nuit, pour que je retourne picorer dedans, cette fois-ci par les sentiers de traverse, au gré des envies. Il s’associera avec bonheur avec Alexandre Dumas aussi bien qu’avec Virginia Woolf, il sera là pour me rappeler que la lecture rime avec plaisir, mais aussi avec « la profusion d’un univers que nous ne percevons bien, selon le grand liseur qu’était Jaurès, qu’à travers des livres capables de démultiplier nos vies étroites. »

Extrait
« Telle est la cause des livres. En choisissant de coiffer par ce titre ce pêle-mêle de papiers, j’ai conscience d’avoir opté pour une tonalité guerrière, qui suggère des adversaires protéiformes à combattre, et une cause à défendre. Les adversaires portent des noms variés : uniformité, généralité, abstraction, simplification, contrainte, refonte autoritaire des âmes et des vies. La cause peut se contenter du simple et beau nom de liberté. Mais si l’on peut en effet, juché sur le rempart des livres, batailler pour elle, on peut aussi, abrité derrière ce rempart, savourer le pur plaisir qu’ils procurent. « Quand vous aurez fini de jouer avec vos livres », c’était, adressé à ma mère et à moi, l’injonction grondeuse de ma grand-mère. Avec ce mot de jeu, arraché selon elle aux tâches essentielles de la vie, elle disait quelques chose aussi de la cause des livres, qui peut être, mais n’est pas toujours, celle de l’utilité. Mais celle du cadeau gratuit, des bonheurs qu’on n’a pas mérités, de l’imagination en cavale et de l’échappée belle, comme dans la forêt de Brocéliande on a parfois la chance d’entrer au hameau de la Folle Pensée. »
 
Catégorie essais