En 2008, Michelle Porte,
réalisatrice de documentaires sur V. Woolf et M. Duras, a proposé à Annie
Ernaux de la filmer dans les lieux de sa jeunesse et d’aujourd’hui (Yvetot,
Rouen, Cergy). L’écrivaine, enthousiasmée par le projet et convaincue que les
lieux en questions sont la toile de fond sur laquelle se trace l’écriture, a
immédiatement accepté. Le documentaire en question, Les mots comme des pierres, Annie Ernaux écrivain (Folamour
Productions), a été diffusé sur France 3 en 2013. Les entretiens que propose ce
livre ont été réalisés en 2011, durant trois jours, dans la maison de
l’écrivaine à Cergy.
Ce livre s’adresse donc essentiellement aux lecteurs d’Annie Ernaux qui
y trouveront de nombreux détails sur son écriture. Divisé en dix chapitres, il
s’ouvre sur un lieu, Paris : Paris,
je n’y entrerai jamais. La capitale symbolise à la fois le lieu de
l’ascension sociale tant désirée tout autant que celui où elle n’est pas
vraiment à sa « place ».
Il faut toujours que je me justifie de ne
pas habiter Paris, d’habiter à Cergy. Je dois lutter contre l’imaginaire des
Parisiens et encore plus sur celui des provinciaux, tout de suite l’image des
« cités » ! Il n’y a pas de cités à Cergy.
Le lieu de la jeunesse, c’est Yvetot, lieu longuement évoqué dans Retour à Yvetot, et dans la plupart de
ses récits.
Dans le troisième chapitre, « Ma mère, c’est le feu »,
l’écrivaine évoque le couple que formaient ses parents et donne une nouvelle
image de sa mère, femme violente et autoritaire mais aussi croyante et
« grande initiatrice de la lecture ». Consciente du poids de la
domination masculine, la mère en question l’a soutenue dans ses études et l’a
poussée à les continuer le plus loin possible. Elle a offert à sa fille Les raisins de la colère de Steinbeck et
a acheté dès sa sortie Autant en emporte
le vent. Cette femme forte fut le premier modèle de féminisme proposé à la
petite Annie, avant qu’elle ne lise Le
deuxième sexe.
Grande lectrice d’Annie Ernaux, j’ai lu ce livre d’entretiens avec le
plus grand intérêt. J’ai particulièrement aimé découvrir l’arrivée de
« l’envie d’écrire ». Elle évoque dans le même chapitre l’envoi
de son premier manuscrit qui fut lu par Jean Cayrol. Le chapitre « Sortir
les pierres du fond d’une rivière » éclaire bien des facettes de l’œuvre
et à lui seul mérite lecture. Elle y
évoque l’écriture de son roman Les
armoires vides, commencé « dans un moment de fort désarroi »,
ainsi que son goût pour les photos.
Annie Ernaux |
Ce qui me tenait fortement, c’était l’enjeu
politique de mon entreprise. Remonter le monde du café-épicerie de mon enfance,
c’était en même temps décrire la culture de ce milieu populaire, montrer
qu’elle n’était pas, lorsqu’on était façonné par elle, ce qu’un regard cultivé
juge avec mépris ou condescendance. Et ce qui m’importait, c’était de dévoiler
les mécanismes par lesquels on transforme un individu en quelqu’un d’autre, en
ennemi de son propore milieu. C’était cette mise en question de la culture, ce
qu’une forme de culture fait à l’individu, cette séparation-là. Et finalement
la violence de l’écriture était ce qui correspondait le mieux pour dire ces
choses.
Dans « Écrire, c’est un état »,
elle évoque longuement l’écriture de son roman Les années– un chef d’œuvre pour moi alors autant dire que je n’ai
pas boudé mon plaisir… − avant d’évoquer, dans l’avant-dernier chapitre, le
passage du temps.
Une lecture passionnante qui nous
plonge dans la rivière au fond de laquelle Annie Ernaux trouve ses pierres.
Une lecture qui donne envie de relire ses récits mais aussi et surtout qui
invite à réfléchir sur l’acte d’écrire. Bien
des textes me sont revenus en mémoire, de L’écriture comme un couteau en passant par L’autre fille, textes bâtisseurs pour l’écrivaine, mais aussi pour la lectrice que
je suis.
Ici, l'entretien réalisé à l'occasion de la sortie de ce livre, sur le site des éditions Gallimard.