Ce drame de Victor Hugo a
une histoire mouvementée, liée à l’exil. Dernier opus du Théâtre en
liberté dans l’édition d’Arnaud Laster (Folio, 2002), il fut publié
pour la première fois en mai 1882. À l’époque, des massacres de Juifs
ont lieu en Europe de l’Est : à Balta par exemple, on jette des enfants
dans les flammes pendant que les maisons sont pillées. Les scènes de
violence présentes dans Torquemada se retrouvent donc d’une actualité
brûlante et la pièce est imprimée le 2 mai. Un Comité de secours est mis en place et
Hugo, dans Le Rappel, journal tenu par son fils entre autres, publie un texte qui résonne étrangement pour nous, alors que la population
syrienne vient d’être abandonnée aux mains de ses bourreaux :
« L’heure est décisive. Les religions qui se meurent
ont recours aux derniers moyens. Ce qui se dresse en ce moment, ce n’est plus
du crime, c’est de la monstruosité. Un peuple devient monstre. Phénomène
horrible. (…) ».
La pression des événements contemporains est donc à
l’origine de cette publication. Face à la terrible actualité, il détache cette
œuvre du Théâtre en liberté, renonçant pour l’occasion à un dévoilement de
l’ensemble de ses pièces de l’exil. Publication en 1882 donc, mais
l’idée et la rédaction sont beaucoup plus anciennes. En effet, en juillet
1859, Victor Hugo demande de la documentation sur Torquemada. En août, il
écrit à son fils et lui avoue qu’il « rêve » d’un drame qui aurait
pour personnage principal l’inquisiteur. La même année, il refuse l’amnistie et
lance la sentence bien connue : « Quand la liberté rentrera, je
rentrerai. ». La censure sévit encore dans les théâtre et Hugo n’a pas été
joué à Paris depuis 8 ans.
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Torquemada |
Il garde toutefois un rythme d’écriture impressionnant et, de
son rocher, continue à explorer la veine romanesque tout autant que la veine
théâtrale. La rédaction du Torquemada l’occupe du 1er mai
au 4 juillet 1869. Le drame était en gestation depuis au moins dix ans. Il
rédige, durant le même mois, le prologue qui ouvre Le Théâtre en liberté,
où il fait dialoguer la Comédie et la Tragédie. Il vient de publier, en
avril, L’Homme qui rit. Un peu plus d’un an plus tard, alors que la IIIe
République vient d’être proclamée, le 6 septembre 1870, il rentre en France,
après dix-neuf ans d'exil. Il faudra attendre 1886 pour que son Théâtre
en liberté soit entièrement publié, un an après sa mort.
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Carl Blechen |
Torquemada,
drame en cinq actes, nous raconte l’histoire d’un couple d’innocents –
qui n’est pas sans évoquer Roméo et Juliette –, Don Sanche de Salinas et Doña
Rose d’Orthez, pris dans le jeu d’un duel entre les grands : le Roi et
Torquemada. La scène s’ouvre en Catalogne dans le « monastère
Laterran, couvent de l’ordre des augustins et de l’observance de
Saint-Ruf ». La didascalie qui plante le décor nous emporte dans une ambiance
gothique, avec cimetière, croix et tombeaux sur un « sol bossué de
fosses ». Au fond, une muraille de monastère en ruine, fendue par une
« grande brèche ». Devant, un « sépulcre dont le couvercle
a été enlevé », figure de la « bouche d’ombre » d’où sortira
bientôt l’Inquisiteur, renaissant pour mieux assassiner…
L’exposition se fait dans les trois premières scènes du
Prologue (ou premier acte). Le roi, accompagné par ses soldats, est
visiblement venu au monastère afin de trouver femme à son goût : « Avoir
soif d’une femme, avoir faim d’un plaisir,/Ne pas voir une vierge, un proie, un
désordre,/ Un cœur, sans tressaillir du noir besoin de mordre,/ Se sentir de la
tête aux pieds l’homme de chair ! ». Le loup est entré dans la
bergerie et, étouffé par sa relation avec sa femme Isabelle, « ce
monstre immobile », il souhaite y faire bombance. Son désir à peine réfréné
est confié au marquis de Fuentel, dans une longue tirade aux accents
shakespeariens. Alors que le roi cherche sa proie et tente d’interroger le
Prieur du monastère, passe un « moine à figure hagarde »,
« occupé seulement à saluer toutes les croix des tombeaux devant
lesquelles il passe ». Vous l’avez deviné, il s’agit de Torquemada,
marmonnant des prières et s’agenouillant sans fin. Mais après avoir aperçu
celui qui va devenir le grand Inquisiteur, le roi remarque dans le jardin du
cloître un couple de jeunes gens destinés à se marier : l’infante Rosa
d’Orthez et l’infant Sanche de Salinas. Et bien sûr, le Roi va jeter son dévolu
sur la belle Rosa. Alors que le Roi se révèle dès l’ouverture un opposant au
bonheur des enfants, le marquis de Fuentel va vite se découvrir comme un
adjuvant puisque une révélation dans la troisième scène nous apprend qu’il n’est
autre que le grand-père du jeune Sanche.
« Je sens que cet enfant,
avec tous ses rayons,
Vient d’entrer dans ma brume,
et que cette jeune âme
A pris possession de mon vieux cœur infâme, (…)
Et je suis un autre homme, et
je pleure, et j’adore,
Et ma sinistre nuit voit un
lever d’aurore ! »
Ces quelques vers reflètent parfaitement la beauté lyrique
qui se dégage de certaines tirades. Tout ce qui concerne le jeune couple
est tissé de légèreté et de douceur. Ainsi, cette magnifique scène V où Rose
essaie d’attraper des papillons pendant que Sanche cueille des fleurs, tout
en s’écriant « Oh ! je suis enivré par tant de douces choses ».
Les papillons cherchent des fleurs comme le jeune homme cherche la bouche,
promesse de baiser, de Rose. Ces papillons associés à la jeune fille m’ont
évoqué le « vol de papillons arrêté dans l’extase » des Contemplations,
dans le poème que Victor Hugo a dédié à ses deux filles. Mais un méchant
rosier viendra piquer le doigt délicat de la Princesse, juste au moment où,
le jour commençant à baisser, elle aperçoit le moine Torquemada.
Ce dernier se lance alors dans un monologue digne des feux de
l’enfer qui soulève avec un plaisir malsain « Le dessous monstrueux
des cimetières noirs ». Il sera bientôt le bras armé des folies inquisitoriales,
mais aussi celui de la mort des innocents.
C’est un texte magnifique, d’une puissance rare que je vous
invite à découvrir. Dans un temps où les fanatiques reprennent du poil
de la bête immonde, voilà une lecture qui invite à réfléchir, tout autant
qu’elle fait frémir. Ainsi, cette vision dantesque de Torquemada en train de
contempler son œuvre mortifère (des Juifs sont en train de brûler sur le
quemadero) :
« Pétille ! luis,
bûcher ! prodigieux écrin
D’étincelles qui vont devenir
des étoiles ! (…)
Il se retourne vers les
suppliciés.
Ah ! sans moi, vous étiez
perdus, mes biens-aimés !
La piscine de feu vous épure
enflammés. »
Lecture effectuée dans le cadre d'une lecture commune organisée par Claudialucia et qui s'intègre dans ses deux challenges : challenge Victor Hugo et challenge romantique. Elle prend aussi tout naturellement place dans le challenge théâtre organisé par Eimelle.
Billets de Claudialucia ici, Nathalie là.