jeudi 31 mars 2016

Baumes de Valentine Goby

   Je l'ai déjà dit ici mais je le répète encore une fois : on ne ventera jamais assez les mérites des bibliothèques qui nous permettent de lire, par hasard, de véritables pépites. C'est sans doute le titre qui m'a arrêtée devant ce livre au fond bleu sombre. Le titre, les couleurs et la petitesse. Il est des moments où l'on ne souhaite pas se lancer dans une lecture au long court. De Valentine Goby, je n'avais lu que Banquises (non chroniqué ici mais ce fut un vrai coup de coeur). L'auteure est par ailleurs déjà connue dans notre petit monde virtuel grâce à Kinderzimmer sur lequel j'ai lu de très nombreux billets. Ce court opus de soixante-quatre pages, court récit autobiographique de 2014, a sans doute été moins commenté. Et pourtant, voilà un petit bijou finement ciselé, de ceux que l'on porte peu mais que l'on garde comme des trophées, de ceux que l'on porte les jours de pluie et de nostalgie.
   Baumes porte un titre énonciateur. Dédié au père, il s'ouvre sur la définition polysémique du mot. Celui-ci désigne à la fois la résine odoriférante qui coule de certains végétaux et les préparations pharmaceutiques qui calment la douleur. Les odeurs suivent le père qui était parfumeur. Son corps, de retour du travail, est saturé des senteurs de l'usine où se fabriquent les parfums. Ce corps, Valentine enfant l'a nommé corusine. Désincarné, il se résume aux sillages qu'il laisse derrière lui. De plus, il est souvent absent, ce corps qui voyage au quatre coins de la terre pour dénicher les tubercules les plus odoriférants. Dès les premières pages, j'ai pensé au Parfum, livre lu et relu. Or, le roman de Süskind occupe une place prépondérante dans l'histoire de la romancière. Il sera en partie l'ouvrage de la délivrance et celui qui, peut-être, autorisera le chemin vers l'écriture. 
   Rarement un livre aura ainsi éveillé chez moi des souvenirs olfactifs si intenses. Car les parfums sont très présents et marquent les étapes de la vie de la narratrice comme ils ont pu marquer chez moi des moments de joie ou de douleur, Anaïs Anaïs, Allure, Loulou, Poême et les autres. J'ai pensé à Bonheur du jour et à son Heure bleue... et en fermant le livre, quelques senteurs lointaines, volutes mémorielles insaisissables, flottaient encore dans l'air...
http://www.theperfumebaseline.com/female-perfume/poeme-lancome/


lundi 28 mars 2016

Délivrances de Toni Morrison


Toni Morrison n’a pas son pareil pour nous faire entendre des voix qui, longtemps après la lecture, chuchotent encore à notre oreille. Dans ce onzième roman, elle compose une fois de plus une mélodie polyphonique. Les points de vue de Sweetness (mère de Bride), de Brooklyn (une amie), de Sofia (ex-taularde), et des autres, sont centrés autour de celui du personnage de Lulla-Ann surnommée Bride, jeune noire née couleur de goudron. Ce noir tirant vers le bleu effraie sa mère dès l’arrivée de l’enfant et va déterminer d’événements centraux de son existence.
   Ce poids des origines leste l’ensemble de la vie de Bride et guide l’avancée du roman. Sujet central, il ne cesse de tirer les personnages vers des directions qui les perdent. Ainsi, la peur de la mère de Bride face à la couleur de sa fille va entraîner un véritable drame pour l’enfant qui n’aura de cesse d’être enfin vue, et surtout reconnue par cette mère au regard fuyant. Booker, le petit ami de Bride, est lui marqué par un deuil impossible, celui d’un frère aîné aimé comme un jumeau perdu.  
   On retrouve ici, avec le thème des origines, celui de l’enfance brisée. Presque tous les romans de Toni Morrison présentent des enfants marqués par des existences trop tôt devenues celles d'adultes. Ils sont souvent l’écho miniature des tentatives maladroites des adultes pour ordonner une vie qui n’a de cesse de repartir sur les chemins de traverse, quand ce n’est pas pour sombrer dans quelque obscur précipice. Quand j’ouvre l’un des romans de cette romancière, j’ai l’impression de retrouver la même histoire toujours renouvelée. Il y est question de l’attraction vers la vie qui se confond parfois avec celle du vide. Il y est question du mal, celui que l’on fait à ceux qu’on ne connaît pas, mais aussi à ceux qu’on aime. Il y est question des femmes dont la couleur, répulsive ou attractive, induit un regard particulier.
   C’est peut-être ce jeu des regards qui induit l’attraction, qui, de roman en roman, nous pousse à revenir vers les nouveaux personnages de l’écrivaine. Les échos qui bruissent dans son œuvre s’éveillent dès qu’on découvre la première page d’un nouveau roman. Et c’est bien à cela que l’on reconnaît les grands…


L’incipit

Sweetness
Ce n’est pas ma faute. Donc vous ne pouvez vous en prendre à moi. La cause, ce n’est pas moi et je n’ai aucune idée de la façon dont c’est arrivé. Il n’a pas fallu plus d’une heure après qu’il l’avait tirée d’entre mes jambes pour se rendre compte que quelque chose n’allait pas. Vraiment pas. Elle m’a fait peur, tellement elle était noire. Noire comme la nuit, noire comme le Soudan. Moi, je suis claire de peau, avec de beaux cheveux, ce qu’on appelle une mulâtre au teint blond, et le père de Lula Ann aussi. Y a personne dans ma famille qui se rapproche de cette couleur. Ce que je peux imaginer de plus ressemblant, c’est le goudron (…).

vendredi 25 mars 2016

Le Cœur du Pélican de Cécile Coulon



Ce qu’il y a de passionnant, lorsque l’on suit un écrivain depuis ses débuts, c’est de voir se nouer les fils thématiques, de distinguer, au travers d’une trame encore lâche, les dessins d’une forme à venir. En lisant ce quatrième roman de Cécile Coulon, je me suis souvent interrogée sur le lien entre ses différents ouvrages. Je crois commencer à en distinguer un, vague mais présent, celui du déclassement. Et de classement, et en est bien question dans Le Cœur du Pélican qui nous propose l’histoire d’Anthime, athlète et coureur de demi-fond :
Anthime choisit de conserver sa place, s’attend à ce que le troisième, parti beaucoup trop vite, se fatigue dans les deux cents derniers mètres. C’est sa seule chance. Les deux premiers prennent de l’avance, ils se détachent, cavalent en tête, certains que la victoire se jouera entre eux. Ils ont déjà oublié les cinq adversaires qui pataugent dans leur sueur et la peur d’être disqualifiés. 
   Au travers des prismes de différents points de vue, le roman nous présente donc l’histoire d’un enfant qui, par hasard, découvre sa hargne de vaincre lorsqu’il se met à courir. Les cross du collège révèlent très vite les capacités du jeune homme propulsé du jour au lendemain héros des pistes. Les succès laissent peu de temps à l’adolescent pour réfléchir et tout semble le mener droit vers le haut du podium jusqu’au jour où il chute. Le corps blessé va radicalement transformer la vie de l’athlète qui s’enfonce alors dans une vie à l’opposé de celle dont il avait rêvé. Toutefois, le Pélican sommeille toujours en lui. Le Pélican, cet oiseau qui était son emblème de coureur. Le Pélican, l’oiseau capable de mourir pour nourrir ses petits. Sera-t-il capable de prendre encore une fois son envol ?
Tant de bruit, tant de fureur. Tant de larmes dissimulées derrière ces offrandes. Plus ils l’acclamaient, plus il sentait le poids de leurs mornes existences peser sur ses épaules. En bon pélican, il s’était arraché le cœur et nourrissait ses admirateurs avec sa propre chair.
   Ce roman a accompli un miracle. Je ne vais pas raconter ma vie ici mais je suis obligée de dire que j’ai un certain temps fréquenté les stades et les tatamis, assez pour être durablement écœurée du sport. Aujourd’hui, j’ai tendance à fuir tout ce qui concerne cet univers. Or, j’ai été totalement emportée par ce roman, au point d’avoir envie de chausser à nouveau mes baskets pour aller vider mes poumons au grand air. Pourquoi ce miracle ? Parce que Cécile Coulon décrit à merveille les sensations de la course, et surtout, du dépassement de soi. Tout y est, et particulièrement ce moment d’oubli qui anime les enfants qui courent. Un cross, en soi, c’est banal et d’un ennui à pleurer. Ce qui l’est moins, c’est la pulsion qui anime celui ou celle qui, tout à coup, ne sent plus ses jambes mais sait qu’il va gagner. Il ne voit plus les visages au bord des fossés, il n’entend plus les cris. Il avance, il court, il vole.
Qu’importe, malgré les plaintes, les odeurs, la moiteur de l’air et des peaux, le cross attirait toujours plus d’adeptes, prêts à laisser flamber jambes et poumons, à faire saigner nez et lèvres pour décrocher une place dans le peloton de tête. 

   Pas besoin, donc, d’être un adepte du sport pour lire ce roman. Il s’agit avant tout d’un l’histoire d’un homme qui poursuit un rêve. L’homme aurait pu se mettre au piano, se vouloir écrivain ou grand voyageur. Ce roman conte les rapports qui nous entretenons avec nos chimères et Cécile Coulon, malgré sa jeunesse (ou grâce à elle…) en sait déjà long à ce propos. Un excellent roman que je vous invite à découvrir… à toute vitesse !

Ici, lien avec un échange entre l'auteure et Val.