Tout commence dans un monde saturé d'ennui, d'amertume et de sel, sur un coin de terre stérile. Dans ce monde que l'on dirait sorti de nulle part évoluent Joseph, "le frère" de vingt ans, "Suzanne" la fille de seize ans et "la mère". Cette dernière, ancienne institutrice du nord de la France, séduite par la propagande colonialiste et la lecture de Pierre Loti, est partie avec son mari en Indochine. Devenue veuve, elle a acheté une concession à la Direction générale du cadastre, après avoir économisé sou après sou. Or, comme elle n'a pas versé de dessous-de-table aux fonctionnaires corrompus jusqu'à la moelle, on lui a attribué une concession inexploitable. Ses années d'économie ont donc été englouties dans une parcelle qui, tous les ans, au moment des grandes marées d'équinoxe, se voit noyée sous les eaux du Pacifique.
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L'ancienne Indochine |
Le roman s'ouvre donc dans une atmosphère tendue : alors que la mère se remet difficilement de cette opération désastreuse, le fils s'ennuie et la fille, peut-être trop jolie pour ce coin isolé, attire bien des regards et des convoitises. Un soir, M. Jo, un riche héritier rencontré à l'auberge de la ville de Ram, tombe fou amoureux de la petite. Il ne tarde pas à offrir des cadeaux à Suzanne afin d'obtenir des "faveurs". La mère pressent le danger mais ne s'oppose pas vraiment à cet échange de mauvais procédés, elle regarde, persifle... et le lecteur se demande comment va bien pouvoir finir cette histoire...
Ce qui m'a frappée, dès le premier chapitre, c'est cette ambiance étrange, fabriquée à partir du mélange de chaleur moite et d'exotisme, mais aussi à partir du malaise de la mère. Ce personnage de la mère, il envahit tout le roman, comme les vagues du Pacifique montent à l'assaut de la concession. Elle traite sa fille de putain tout en la conduisant à Ram et en acceptant la venue de cet homme chez elle. Elle invite sa fille à rester vierge tout en poussant M. Jo au mariage, mais en sachant que la situation de la famille de ce dernier, liée à sa situation sociale, lui interdit tout espoir de mariage.
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M. Duras |
C'est un roman qui met mal à l'aise mais dont l'écriture porte le lecteur. Paru en 1950, il fit connaître Marguerite Duras. Le style, même si l'on reconnaît déjà ce qui deviendra la marque de fabrique de l'écrivaine, est beaucoup moins "haché" par rapport à ce que l'on trouvera dans les romans suivants. J'ai eu un peu l'impression de lire ce qui a peut-être été un laboratoire, une sorte d'oeuvre en devenir. Car on trouve ici tout ce qui hante l'oeuvre ensuite : le fameux amant face à la femme-enfant, la mère omniprésente mais absente, la description du sort des "indigènes" face aux "colons" (autrement dit, les rapports de domination), le poids de la présence du frère, l'importance de l'eau, etc....
Je me suis complètement laissée emporter par ce magnifique roman qui nous immerge dans un monde aujourd'hui disparu. Un Marguerite Duras à (re)découvrir pour relire ensuite les nombreux opus qui viendront déplier, comme on le ferait d'un origami, encore et encore, cette histoire, toujours la même et toujours autre, de L'Amant à L'Amant de la Chine du nord, en passant par tous les autres...
"Et toujours avant d'atteindre les villages du flanc de la montagne, avant même d'avoir aperçu les premiers manguiers, on rencontrait les premiers enfants des villages de forêt, tout enduits de safran contre les moustiques et suivis de leurs bandes de chiens errants. Car partout où ils allaient, les enfants traînaient derrière eux leurs compagnons, les chiens errants, efflanqués, galeux, voleurs de basses-cours, que les Malais chassaient à coups de pierre et qu'ils ne consentaient à manger qu'en période de grande famine, tant ils étaient maigres et coriaces. Seuls les enfants s'accommodaient de leur compagnie. Et eux n'auraient sans doute eu qu'à mourir s'ils n'avaient pas suivi ces enfants, dont les excréments étaient leur principale nourriture."